Mémoires du BHV : un client en 1954 se souvient de 1883.....
Quelle émotion se dégage de ce courrier qui nous interpelle!
Ce client nous raconte.... c'était en 1883 et on imagine très bien les lieux !....
Merci à Nadine Pignol de nous avoir confié ce document que j'ai retranscris pour une meilleure lisibilité.
Envoyé à Georges Lillaz
Drevant le 23 mars 1954
Monsieur,
Ce fut avec une intense émotion que j’ai pris connaissance de votre très aimable lettre du 19 courant.
Comment ! Ce BHV qui fût un de mes grands amis dans ma prime jeunesse et marque une date inoubliable dans ma vie, va au déclin.
De celle-ci y jouer un nouveau rôle ? Je n’en croyais pas mes yeux.
Vous allez me comprendre.
En 1883, nous habitions 19 rue des Ursins,
à l’angle de la rue de la Colombe. De la fenêtre de la salle à manger qui était ma salle de jeu, quand Julie la vieille bonne qui ayant déjà élevé mes deux frères et veillait sur moi comme une grand-mère, ne pouvait pas me conduire au jardin de l’Archevêché, je voyais la place de l’Hôtel de Ville.
C’était une immense place ayant en son milieu un unique trottoir ovale garni de petit gravier. Le BHV n’y avait pas encore pignon.
Ma mère dont le père tint pendant plus de vingt-trois ans une école libre au 64, puis au 124 rue St Antoine où il préparait les enfants pour le Lycée Charlemagne, était alors caissière au BHV.
Enfant du quartier, elle avait vu Monsieur Ruel débuter avec une petite table sur tréteaux. Dans le couloir d’entrée de la maison faisant l’angle des rues de Rivoli et des Archives, Elle me l’a raconté bien des fois. Ce fut pour Elle, un thème de morale pour moi quand je fus en âge d’aller à l’école :
« A l’école, il faut travailler pour devenir savant. Plus tard dans la vie, il faut travailler pour être heureux ».
Jamais, je n’étais sorti seul. Le 1er octobre 1883, je fus accompagné le matin pour aller à l’école rue Geoffroy Lasnier.
A 11h1/2, je fus autorisé à revenir seul. Je me souviens être revenu en un temps record, ayant couru tout le long du chemin. Combien de temps dura cette ardeur, je ne saurai le dire. J’étais tiraillé par le secret désir de connaître Monsieur Ruel, dont ma mère me faisait un Dieu.
Un soir montant la rue Geoffroy Lasnier au lieu de la descendre, je gagnai la rue de Rivoli, vis l’entrée du BHV….
Mais n’osai pas y pénétrer. Je continuai mon chemin, traversai la rue du Temple. Découvris le magasin « à l’olivier de Nice » avec ses deux énormes pots de grès sur le trottoir. Enfin à l’angle de la rue du Renard, le magasin de chaussures devant lequel un magnifique renard jaune naturalisé trônait sur un grand socle en bois peint en noir. Qu’il était beau ! Quelle tentation de le caresser ! Je m’enfuis pour ne pas succomber à la tentation. Ma brave Julie ne s’était pas aperçue de mon retard.
Mais c’était ma confidente, ma consolatrice dans les mauvais jours. Je ne pouvais lui cacher mon aventure et mes découvertes. Je lui révélai tout. Pauvre femme ! Elle était effrayée à l’idée que j’aurai pu être écrasé par un fiacre. Je la convainquis si bien de ma prudence pour traverser les rues que j’obtins un sou pour acheter un crayon d’ardoise au Bazar. Voilà, comment j’ai, il y a 71 ans, commencé à être client du BHV. Il y avait tellement de choses merveilleuses qui s’offraient à mes yeux que mes besoins devenaient de semaine en semaine plus nombreux… et plus importants.
C’était si imposant de déposer gravement ma pièce de monnaie sur la petite pelle en cuivre jaune étincelant, fixée à l’extrémité d’une longue perche qu’un Monsieur me tendait et de suivre des yeux cette pelle qui déversait ma pièce dans une grande boîte. On ne rendait pas la monnaie. Il y avait le rayon des articles à 1 sou, celui des articles à 2 sous, quant aux autres rayons n’étant pas assez savant pour en comprendre les prix, je n’y allai pas. Ai-je ou n’ai-je pas vu Mr Ruel ? Aujourd’hui encore, je n’en sais rien. Mais j’ai toujours conservé le souvenir de la leçon a tirer de l’exemple de cet homme.
J’ai dans mes papiers de famille le certificat délivré à ma mère qui fut son employée. Elle suivit son exemple. Après l’avoir quitté et fait un séjour de quelques mois à la cordonnerie Fortin, rue de Rennes, elle entra au brillant Bühler qu’elle réorganisa et en devint directrice jusqu’à la mort de Mlle Bühler, puis avec Henri Lévy son successeur. A titre de curiosité, je vous joins copie de son certificat chez Ruel.
Il est certain que vous avec actuellement des clients plus âgés que moi, mais il est probable qu’aucun client n’est aussi ancien client que moi. Ma fidélité de la mémoire de cet homme dont ma mère avait gravé l’empreinte dans mon cerveau m’a beaucoup servi et je suis heureux d’avoir moi aussi suivi modestement son exemple pendant toute ma vie.
Excusez-moi de cette longue explication. Vos bulletins d’information seront les bienvenus et je serais heureux de vous rencontrer l’hiver prochain quand j’irai à Paris faire mes achats.
Merci de votre amabilité.
Salutations distinguées.
Delguesnes
C'est dans cette école que Nicolas Sarkozy, Président de la République s'est recueilli au milieu de la cour de ce collège en observant la minute de silence suite à la tuerie de Toulouse qui a fait 4 morts dont 3 enfants.
Cette école ne fut pas choisie au hasard.
Sur la plaque commémorative accrochée au mur du collège, on peut lire :
"Arrétes par le gouvernement de Vichy, complice de l'occupant nazi, plus de 11000 enfants furent déportés de France de 1942 à 1944 et assassinés à Auschwitz parce qu'ils étaient juifs. Plus de 500 enfants vivaient dans le 4éme arrondissement.Parmi eux, les élèves de cette école. Ne les oublions jamais"
Vous qui passez par là sans voir, prenez le temps de lire cette autre plaque!