Médiapart : 19 juin 2025 par Mathias Thépot
« C’est le genre de gars qui tue le commerce » : les millions d’euros d’impayés du patron du BHV
Frédéric Merlin, patron du grand magasin parisien, a encore accumulé des retards de paiement en 2025 auprès des marques présentes dans ses rayons : près de 30 millions d’euros au printemps, selon ses propres chiffres. Interrogé par Mediapart, il dément pourtant toute difficulté financière.
Lorsque nous l’avions rencontré en décembre 2024, le jeune patron du Bazar de l’hôtel de ville (BHV), Frédéric Merlin (34 ans), nous l’avait pourtant juré : les retards de paiement qu’il avait accumulés les mois précédents – et que nous avions révélés – auprès des enseignes qui peuplent les couloirs du grand magasin parisien de la rue de Rivoli, c’était terminé.
Ces impayés étaient, nous disait-il, dus aux lourdeurs d’un changement de logiciel de comptabilité mis en place après la reprise pour des clopinettes, en novembre 2023, du fonds de commerce du BHV aux Galeries Lafayette.
À partir de 2025, nous avait-il promis, il réglerait, certes pas rubis sur l’ongle, mais « sous quarante-cinq jours » les marques qui vendent dans les rayons du grand magasin et dont, rappelons-le, le BHV encaisse les ventes – et donc le chiffre d’affaires – avant de le leur rétrocéder, minoré d’une commission. Pour des commerçants de taille modeste dont la santé financière dépend beaucoup des ventes au BHV, l’accumulation d’impayés pouvait donc rapidement devenir mortifère.
Hélas, à peine l’année 2025 avait-elle commencé que Frédéric Merlin se montrait de nouveau incapable de régler aux enseignes les ventes encaissées par le BHV durant la période des fêtes, mettant sous tension des dizaines d’entre elles, et plus globalement les quelque 800 personnes qui travaillent dans le grand magasin de la rue de Rivoli.
« Le BHV a soldé nos factures en octobre 2024. Mais depuis, de nouveau, nous n’avons plus de règlement », déplore le patron d’une petite marque du rayon bricolage qui dit « lutter pour continuer à maintenir un savoir-faire artisanal malgré les difficultés ». Comme beaucoup d’autres, il a mis le BHV en demeure pour impayé.
Une autre cheffe de petite entreprise n’a pas perçu de règlement en 2025. Lassée, elle a décidé de partir : « Frédéric Merlin et ses équipes font peu de cas de notre situation. Alors que nous nous retrouvons contraints de licencier notre vendeur à cause des factures non réglées, ils ne montrent aucune émotion, ne décrochent même pas le téléphone malgré nos multiples relances. »
Une autre entrepreneuse dans la décoration de maison a carrément déposé le bilan. « Mon entreprise est exsangue », déplore-t-elle, totalement désabusée. Pour ces marques, les impayés grimpent jusque plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Jusque 750 000 euros de retard de paiement
Mais cela peut monter beaucoup plus haut pour les enseignes les plus importantes, jusqu’à 750 000 euros TTC pour une grande marque de luxe par exemple. Au rayon bricolage, une autre marque importante de peinture intérieure a même quitté les lieux le 4 juin, se fendant d’un mail à ses partenaires et client·es : « Nous tenions à vous informer que nos concessions BHV ferment leurs portes. Aujourd’hui est notre dernier jour au BHV Marais et demain sera le dernier au BHV Parly. » Selon nos informations, le BHV devait à cette marque 665 000 euros TTC.
Autant d’argent non rétrocédé qui vient alimenter la trésorerie du grand magasin. « Ce n’est pas difficile de faire de l’argent en étranglant ses “fournisseurs” de la sorte », peste un patron déjà cité. Par conséquent, les rayons du BHV se vident à tous les étages et beaucoup d’enseignes ne se risquent plus à renouveler leurs stocks. « On n’a jamais vu aussi peu de camions de livraison depuis le covid », déplore une salariée.
La presse s’est fait largement l’écho de ce mal-être généralisé : « “Rayons vides”, “retards de paiements”, des clients qui “ne viennent plus” : à Paris, le BHV vacille-t-il ? », a titré Le Parisien. « “On a l’impression de voir un magasin d’après-guerre” : au BHV, fournisseurs et salariés inquiets », écrivait aussi France Inter. Sur LinkedIn, une flopée de témoignages en commentaire d’un post alertant sur les retards de paiement du BHV montre l’ampleur des dégâts.
Cependant, contacté par Mediapart, Frédéric Merlin nie catégoriquement toute situation catastrophique : « Je ne peux pas laisser dire que le BHV va dans le mur et qu’il y a des fournisseurs qui n’ont pas été payés depuis six mois ou plus, alors même que j’ai au maximum quinze jours de retard de paiement en moyenne », nous a-t-il dit en guise de propos introductif.
Il ajoute : « Je ne nie absolument pas les difficultés concernant certains fournisseurs, qui sont d’ailleurs essentiellement de petits fournisseurs, mais nous avançons avec eux. Par ailleurs, j’ai toujours dit que le processus d’autonomisation des outils de comptabilité du BHV vis-à-vis des Galeries Lafayette durerait au minimum jusqu’à octobre 2025. Enfin, je veux être clair : le BHV est surcapitalisé – j’y ai investi 58 millions d’euros de mon groupe, la Société des grands magasins (SGM) –, il paie et paiera in fine ses dettes à ses fournisseurs. »
À l’inverse de l’ambiance pesante qui règne dans le grand magasin, Frédéric Merlin dit même avoir « le sentiment qu’il y a du mieux par rapport à décembre 2024 ».
Près de 30 millions d’impayés au printemps
Voulant montrer patte blanche, il a même demandé au directeur général du BHV, Karl-Stéphane Cottendin, de nous exposer l’état réel des retards de paiement du BHV au 16 juin, documents à l’appui. Un effort de transparence à saluer.
On a ainsi pu constater que le BHV présentait une ardoise auprès de plusieurs dizaines d’enseignes de taille importante – principalement dans la mode (parfum, textile…) et les équipements de maison – dépassant les 100 000 euros.
La somme totale des retards de paiement inscrite sur le document atteint 17,8 millions d’euros TTC au 16 juin (le détail précis des chiffres est à retrouver en annexe de cet article), dont près de 13 millions d’euros sont au-delà de soixante jours, c’est-à-dire au-delà du délai légal.
Mais ces montants seraient en fait très faibles, selon Frédéric Merlin, qui les met en rapport avec le chiffre d’affaires annuel de 260 millions d’euros réalisé par le BHV. « Cela n’équivaut qu’à deux semaines de chiffres d’affaires ! », répète-t-il.
Selon Karl-Stéphane Cottendin, la situation du grand magasin vis-à-vis de ses fournisseurs s’améliore même nettement : courant avril, le montant des retards de paiement était d’environ 10 millions d’euros supérieur à actuellement, soit près de 30 millions d’euros.
Mais ce volume important, précise Karl-Stéphane Cottendin, « était aussi le reflet de la saisonnalité des ventes. Pour rappel, les deux derniers mois de l’année représentent près de 30 % du chiffre d’affaires annuel du BHV, ce qui explique mécaniquement que les sommes à devoir sont plus importantes, et ne signifient pas forcément une dérive ».
Le directeur général du BHV nous jure que lui et ses équipes travaillent nuit et jour pour remédier à la situation : « On a huit personnes dédiées pour répondre au téléphone aux enseignes dont les factures n’ont pas été réglées à temps. La tâche n’est pas simple : il faut savoir que le BHV a près de 2 000 fournisseurs et prestataires, dont beaucoup ont des retards de paiement qui représentent de très faibles montants. » Mais comme son patron, Karl-Stéphane Cottendin assure être « très confiant pour l’avenir ».
Mais après vingt mois d’atermoiements de Frédéric Merlin et de ses équipes, la plupart des enseignes présentes au BHV ne croient plus aux belles paroles. « Récemment, je me suis entretenu avec le service téléphonique dédié aux fournisseurs, nous dit l’un des chefs d’entreprise déjà cité. Mais on nous ressort toujours le même discours qu’en 2024 qui, pour moi, n’est plus entendable. Je considère ce procédé comme des méthodes de “voyou”. »
Mais alors pourquoi Frédéric Merlin met-il autant de temps à payer ? Est-ce uniquement par manque d’effectifs et de compétences en interne pour faire face au flot énorme de fournisseurs et de prestataires du BHV ? Cette hypothèse n’est pas à exclure.
Mais ce serait la preuve que le BHV était une marche trop haute pour celui qui était jusqu’ici à la tête d’une foncière immobilière commerciale – la Société des grands magasins (SGM) – possédant quelques magasins dans des villes moyennes.
Un financier qui a déjà eu affaire aux équipes de Frédéric Merlin n’est pas loin de le penser : « Frédéric Merlin est dans l’entourloupe. C’est le genre de gars qui tue le commerce en France. On n’aurait jamais dû le laisser reprendre une affaire aussi importante que le BHV. »
Convaincre ses financiers
Autre question : Frédéric Merlin a-t-il volontairement fait de la rétention de paiement pour combler un manque de trésorerie, et ainsi montrer patte blanche à ses partenaires financiers dont il doit obtenir l’aval d’ici au 30 juin pour racheter les murs du BHV rue de Rivoli – pour environ 300 millions d’euros – comme promis aux Galeries Lafayette ?
« Vous vous arrachez les cheveux », nous a répondu Frédéric Merlin lorsqu’on lui a formulé cette dernière hypothèse. « Je ne retiens pas le cash par plaisir », a-t-il précisé, martelant que tous les retards de paiement depuis novembre 2023 étaient dus à son souci de logiciel de comptabilité.
Il nous a toutefois assuré que le rachat des murs du BHV, c’était pour bientôt, grâce à un accord trouvé avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC), une banque publique, qui lui sauverait donc la mise. « Je vous confirme que l’on va travailler avec la Caisse des dépôts », nous a-t-il dit. Côté Caisse des dépôts, on explique que, même si les choses avancent, rien n’est encore fait.
Un communiqué commun de la SGM et de la CDC a été envoyé à la presse le 17 juin pour annoncer que les deux parties entraient en négociation exclusive pour le rachat des murs du BHV. Mais l’accord final est encore « soumis à la mise en place d’un financement bancaire complémentaire ».
Si l’opération arrivait à son terme, il est en outre dit dans le communiqué que le futur BHV accueillerait « un marché alimentaire » haut de gamme, ainsi qu’« une salle de sport de nouvelle génération, pensée comme un espace de bien-être apaisant », tout « en préservant l’univers historique du bricolage à la maison, en passant par les arts de la table, la papeterie ou la mode ».
Selon La Lettre et CFnews, le montage financier du rachat des murs du BHV devrait comporter une grande part de dette – environ 60 % : les banques Caisse d’épargne, BNP Paribas, la Banque postale et Bpifrance pourraient être des partenaires arrivants. Une de ces banques nous a cependant précisé que le dossier « était à l’étude » et donc pas finalisé.
Au total, les banques apporteraient 200 millions d’euros de prêts et Frédéric Merlin et la Caisse des dépôts 130 millions d’euros de fonds propres. L’homme d’affaires mettrait 70 millions de sa poche pour détenir une part majoritaire, tandis que la Caisse des dépôts, via sa filiale de la Banque de territoires, apporterait le complément de 60 millions.
Mais où Frédéric Merlin a-t-il pu trouver cet argent, lui qui traîne des pieds pour payer en temps et en heure ses fournisseurs au BHV ? En empruntant au niveau de sa société mère, la SGM. Début juin, il a en effet bouclé une levée de dette hypothécaire de près de 100 millions d’euros auprès de plusieurs banques (Crédit mutuel Arkéa, Bpifrance, BNP Paribas et des Caisses d’Épargne) gagée, selon CFnews, sur six de ses centres commerciaux basés à Lille, Roubaix, Mulhouse, Kremlin-Bicêtre, Châlons-en-Champagne et Metz.
Bref, Frédéric Merlin manie la levée de dette à tous les étages. Dette qu’il faudra bien rembourser un jour. Inquiétant pour le BHV ? Pas le moins du monde, nous assure Frédéric Merlin : « Le montant de la dette de mon groupe ne représente que 43 % de l’actif total, c’est très faible. Et toutes mes dettes sont amortissables : elles se remboursent tous les ans au moyen des loyers qu’on encaisse dans nos centres commerciaux. C’est ce type de modèle qu’on va mettre en place au BHV. Donc on ne pousse pas un mur de dettes. C’est le modèle de dette le plus sain possible. »
Mathias Thépot